Deux belles-mères pour le cri d'une.

                                                                                                                               Par Thomas Burnet.

 

 

Julien vit sa femme se lever de table et dit, inquiet :

« - Où vas-tu mon amour ? 

- Aux toilettes. Ne t’angoisses pas comme ça mon chéri. Tes parents ont juste un peu de retard. Et puis, ce n’est pas parce qu’on s’est marié sans eux qu’ils vont te répudier ; tout comme ce n’est pas parce que c’est notre première rencontre qu’ils ne vont pas m’aimer : tu m’as dit que ton père est très gentil et que ta belle-mère est ouverte aux autres. Mais, de toute façon, on s’aime, et c’est ça qui compte. »

Emma embrassa son mari, se dirigea vers un serveur et lui demanda de lui indiquer les toilettes.

 

En effet, Emma et Julien s’étaient mariés sans leurs parents. Ils ne se connaissaient que depuis trois mois et demi quand, sur un coup de tête, ils avaient décidé de partir à Las Vegas. Là-bas, grisés par la ville et la passion, il étaient entrés dans une chapelle et s’étaient mariés. En rentrant, Julien l’avait annoncé à son père et à sa belle-mère. Ils l’avaient plutôt bien pris, mais voulaient absolument rencontrer Emma. Un dîner au restaurant avait été organisé, mais ses parents étaient en retard.

 

Emma entra dans les toilettes du restaurant. Elle ouvrit la porte d’une cabine de toilettes et y entra. Quelques secondes après, elle entendit la porte d’entrée s’ouvrir, un bruit de talons se diriger vers le lavabo, puis le robinet se déclencher, l’eau couler.

La personne commença à se parler à elle-même :

« - Non, là, je ne suis pas d’accord ! Tu vas me laisser. Je ne veux pas te voir ce soir. »

A la surprise d’Emma, une autre voix s’éleva, un peu plus grave, mais plus posée, plus sûre d’elle. Elle dit :

« - Ecoute, tu n’as pas vraiment ton mot à dire. J’ai autant le droit que toi d’assister à ce dîner. Cela regarde mon fils.

- Peut-être, mais quand même ! J’ai le droit de vivre ma vie, non ?

- On avait dit que tu me laisserais assister aux moments importants !

- Oui, c’est vrai… mais moi, je fais quoi pendant ce temps ? Je fais de la figuration ? Pour eux, ce sera moi, Anne, qui serai là. Je dois me contenter de faire « bonne figure », c’est ça ? Et on ose dire que ce sont les hommes qui font de la femme un objet ? On devrait y ajouter les morts ! »

Sur ces mots, la femme s’essuya rapidement les mains, l’écho des talons repartit vers la porte et sortit.

Emma ne revenait pas de ce qu’elle venait d’entendre. « On devrait y ajouter les morts ! » Elle se rhabilla, puis ouvrit la porte. Elle jeta un coup d’œil vers le lavabo… personne. Il y avait une personne qui était entrée, une qui était ressortie, mais deux qui avaient parlé... Pour en être sûre, elle tenta un «  Y’a quelqu’un ? » Mais sa question demeura sans réponse. Elle se hasarda hors de la cabine, vers le lavabo. Elle chercha dans le miroir face à elle le signe d’une présence, mais elle n’en vit aucun. Elle secoua la tête, se disant que ce devait être une folle, se lava les mains, les sécha, arrangea sa coiffure et ressortit des toilettes.

Quand elle retourna à la table du restaurant, Emma vit que les parents de Julien étaient déjà arrivés. Il étaient assis et discutaient avec leur fils, un sourire aux lèvres. Emma arriva, Julien présenta ses parents, André et Anne, à Emma. Emma voulut leur serrer la main, mais les parents de Julien insistèrent pour embrasser leur belle-fille. Puis, le père de Julien lança :

« Vous avez dû croiser ma femme aux toilettes, non ? Elle en sort à l’instant. » Une étrange association se fit dans l’esprit de Emma, et elle aperçu sa belle-mère perdre le sourire qu’elle affichait si fièrement. Elle réfléchit.

« - Non, j’étais dehors. J’avais un message sur ma boîte vocale ; j’attends un appel de mon patron, je voulais vérifier. »

- Mais vous faites quoi comme travail au juste ? »

Cette voix ! C’était bien la deuxième voix entendue aux toilettes. Emma sentit son cœur s’accélérer. C’était la belle-mère de son mari, la future grand-mère de son enfant… sa propre belle-mère ! Au fond, qui était cette femme ? La femme que le père de Julien avait épousée, quelques années après la mort de la mère biologique de Julien, quand celui-ci avait trois ans.

Elle décida de garder son calme. Si elle voulait comprendre ce mystère, il fallait jouer serré ! Et elle répondit :

« - Je suis vendeuse dans un magasin de musique, à Paris. J’attends un appel de mon patron  pour savoir s’il m’accorde un jour de congé pour le mariage. J’ai déjà pris une semaine pour aller à Las Vegas, alors j’espère qu’il m’accordera un jour de plus pour me marier officiellement. 

- Mais pour nous, Emma, sois sûre que tu fais déjà partie de la famille ! » rétorqua la belle-mère de Julien dans un sourire complice, mais avec cette voix grave, que personne ne semblait remarquer. 

Une demi-heure plus tard, Emma sentit une vibration dans sa poche, elle s’excusa ; c’était son portable : l’appel de son patron. Elle se leva, s’excusa encore ; mais en se retournant, elle fit tomber le verre de vin de Julien sur sa belle-mère. Il n’était qu’à moitié plein, mais le chemisier jaune de Anne prit une couleur sombre. Emma s’excusa, confuse. Anne la rassura, lui dit de prendre son appel pendant qu’elle allait aux toilettes pour arranger ce petit accident.

Bonne nouvelle ! Le patron d’Emma était d’accord pour lui accorder un, voire même deux ou trois jours, si elle avait besoin, pour les célébrations à la mairie et à l’église.

Heureuse, oubliant cette histoire d’espèce de dédoublement de personnalité, Emma décida de faire un tour aux toilettes pour voir comment s’en sortait la belle-mère de Julien. Quand elle arriva devant la porte, une dame sortit. Emma tint la porte ouverte et entra. Elle ne portait pas de talons, ses pas ne résonnaient donc pas dans la salle. A peine eut-elle laissée la porte se refermer qu’une voix s’éleva d’une des cabines.

« - Bon, tu es contente. Tu as vu notre belle fille. J’ai le droit de reprendre ma place maintenant ?

- S’il te plait, laisse-moi encore une heure. Après, je te laisse. Elle a l’air gentille cette Emma, je voudrais la connaître un peu plus.

- Attends ! C’est toi Anne ? Non ! C’est moi, alors tu seras bien gentille de me laisser un petit peu mon corps. Parce que moi aussi j’aimerai connaître un peu ma belle fille.

- C’est ma belle fille aussi je te signale !

- Mais tu es morte Sophie !

-…

- Oui, tu es morte. Alors j’aimerai pouvoir profiter un petit peu de ma vie de couple à moi. Tu es morte. Ton mari s’est remarié avec moi. Je comprends que tu veuilles continuer à le voir, pour voir comment il grandit, pour connaître sa femme. Pour sûr, je te laisserai voir ses enfants. Mais je t’en prie, ne t’accroche pas trop à cette vie par procuration… Tu es morte, et ce n’est pas en me hantant constamment que tu retrouveras ta vie. »

Un silence se fit. Emma comprenait peu à peu ce qui se passait, horrifiée, étonnée et bouleversée par ce qu’elle apprenait.

« J’en ai assez que ce soit toi qui décides ! Alors, je décide que j’ai envie de voir ma belle fille maintenant, et que toi, tu arrêtes de me hanter un petit peu. » Anne tira la chasse d’eau, déverrouilla le loquet.

«  D’accord, si tu y … » commença Sophie, alors qu’Anne ouvrait la porte. Quand elle(s) vit Emma, elle(s) poussa un cri où se mélangeait les deux voix en une seule.

Emma éclata d’un rire nerveux : elle n’avait jamais eu de belle-mère, et, là, elle se rendit compte qu’elle avait hérité de deux belles-mères pour le cri d’une.

 

Mais, chut ! N’allez pas le crier sur tous les toits…

 

Ker